Plus de quatre heures venaient de s’écouler. Eaque avait pris de l’avance par rapport à Enliana. Il annonça aux spectres qu’il croisait qu’il devait faire perdre du temps à la femme aux oreilles pointues. Mais Hadès ne refusait qu’on l’abîme et encore moins qu’on l’oblige à avoir des rapports sexuels. S’ils voulaient remplir leur mission, ils devaient s’y prendre autrement. Minos la suivait discrètement et de peu tandis que Rhadamanthe chercha lui aussi les spectres non seulement pour qu’il fasse perdre du temps à Enliana mais également afin de les informer qu’une réunion était prévue à la fin de l’épreuve de la demi-elfe. D’ici-là ils devaient se tenir prêts. Enliana arriva à la lisière de la forêt des suicidés. Elle ne voulait pas entrer dedans mais le choix ne se présentait pas. Elle n’aimait déjà pas entendre les cris provenant des malebolges, elle en frissonnait encore. Minos lui avait conseillé de ne pas s’écarter du sentier, elle ne comptait pas l’oublier. Elle progressa dans la forêt brumeuse. Il n’y avait pas un seul bruit, pas de vent non plus. Pas de bruit ? C’est ce qu’on voulait lui faire croire. Toutefois elle ouït quelqu’un se mouvoir dans le bois. Rien à voir avec les pendus, eux ne bougeront plus jamais.
Enliana continuait sa marche quand soudain le sentier bifurqua. Mince, elle ne se souvenait pas de ce détail. Par où passer ? À gauche ou à droite ? La demi-elfe avait peur de se retrouver à nouveau devant des enfants pendus. Rien que cette pensée lui glaça le sang. Sa vision développée ne l’informa pas plus sur le chemin à emprunter. Elle décida de prendre à droite. Le sentier de gauche l’obligeait à partir en contrebas. Elle se rappelait qu’elle était descendue lorsqu’elle est tombée nez-à-nez devant l’enfant. Cela ne plaisait pas à Queen, elle avait prit le bon chemin. Comment lui faire perdre du temps sans être brutal ? Un coup dans la tête aurait suffit à l’immobiliser pendant un moment. Il la suivit silencieusement. Enliana sortit discrètement son couteau. Elle marcha un instant puis elle finit par se retourner en pointant sa lame au niveau du cou du spectre. Celui-ci s’arrêta et fixa le sombre regard de la demi-elfe. Elle remarqua une fleur ou des feuilles derrière son armure.
« Qui êtes-vous et pourquoi me suivez-vous ?
— Je suis Queen de l’Alraune. Range ce coupe-papier, tu pourrais te piquer avec.
Elle appuya sa lame sous la gorge du spectre.
— Enlevez votre casque. Tout de suite !
Sans broncher, il exécuta l’ordre et le mit sous le bras. Enliana découvrit un autre beau jeune homme aux cheveux mi-longs bordeaux et des yeux de même couleur. Elle regrettait déjà son ordre. Il lui lança un petit sourire narquois.
— Satisfaite ?
— Pourquoi me suivez-vous ?
— Tu es entrée dans ma forêt sans mon autorisation et non accompagnée. La dernière fois je n’ai rien dit parce que tu étais avec Minos. Là ce n’est pas le cas.
— Et alors ? J’ignorais que cette forêt vous appartenait.
— J’en suis le gardien.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec vous. Je dois chercher la sortie.
— Quelle sortie ? Tu es déjà à l’extérieur.
— Celle de cet endroit bizarre. Vous appelez ça les enfers.
— Oh et qui t’a dit que tu devais trouver la sortie ? Minos ?
— Non, Hadès. Si j'y parviens je pourrais m’en aller.
— Dis, tu as l’intention de me laisser ta lame sous la gorge encore longtemps ? J’ai enlevé mon casque comme tu me l’as demandé.
Enliana baissa son bras et rangea son couteau.
— J’imagine que vous allez m’empêcher de sortir d’ici.
Il croisa les bras d'un air moqueur.
— Je ne peux pas t’empêcher de sortir. Même si Hadès me le demandait.
— Pourquoi ça ? Vous n’obéissez pas à votre dieu ?
— Tout simplement parce que si tu veux sortir, il faudrait que tu sois à l’intérieur. Or tu n’es pas enfermée dans un bâtiment. Il n’y a pas de toit au-dessus de ta tête.
La demi-elfe le regarda avec des yeux de merlans frits.
— Mouais, on va dire ça.
— Je t’ai embrouillé, n’est-ce pas ?
Le gaillard semblait satisfait de son coup.
— Une chose est sûre, c’est que vous ne m’empêcherez pas de m’en aller.
— Je n’en ai pas l’intention.
— Ah bon ? Donc vous êtes bien contre votre dieu.
— Pas du tout, j’applique ses directives sans discuter. Eaque m’a déjà tout raconté.
— Ah ? Et vous ne comptez pas me barrer la route ? Je m’attendais à plus d’hostilités.
Il relâcha ses bras et s’approcha doucement d’elle.
— Pas besoin. Hadès t’a dit de trouver la sortie, c'est bien ça ? (Elle acquiesça.) Alors trouve-la. Je peux t’aider à traverser la forêt si tu veux. La dernière fois tu semblais si bouleversée, lui fit-il en lui caressant la joue. (La demi-elfe recula.) Désolé, ce n’est pas tous les jours qu’on voit une jolie femme ici. Mais tu es très pâle et tu me parais bien fragile.
— Il est vrai que depuis mon arrivée, je me sens troublée, expliqua-t-elle d'une voix faible.
— C’est normal ici. Tu viens de traverser un désert brûlant. Tu devrais boire un peu.
— Je n’ai plus d’eau. »
Le spectre lui demanda de la suivre. Il l’emmena vers une source située de l’autre côté des pendus. Elle faisait ce qu’elle pouvait pour les ignorer. Quel spectacle macabre. Ils s’approchèrent de la source et Enliana vit son visage dans la grosse flaque d’eau. Sa peau était si pâle, comme celle d'un mort ; une image vraiment perturbante pour elle. « Sivanemus me » murmura-t-elle. Son corps s’illumina quelque peu avant de reprendre une teinte normale. « Qu’as-tu dit ? Qu’as-tu fait ? » interrogea Queen surpris par ce qu’il venait de voir.
« Je viens de me soigner. Mais j’ai peur que cela ne suffisse pas.
— Tu es malade ? Tu peux boire cette eau sans souci, elle est potable.
Elle remplit sa gourde.
— Je ne sais pas ce que j’ai. Elle n’est pas empoisonnée, c’est sûr ?
— Si c’était le cas, je serais mort depuis longtemps.
— Puis-je vous faire confiance ?
— Pourquoi te mentirais-je ? Hadès ne veut pas qu’on t’abîme. Il désire te garder aussi belle que tu es. Et je dois t’avouer que je le comprends. »
Enliana baissa les yeux, sûrement pour cacher qu’elle avait été touchée trop facilement. Comment un spectre pouvait sortir ce genre de choses ? Elle ne devait pas se laisser attendrir, surtout pas. Il s'agissait peut-être d'un piège qu’il lui tendait. Elle but quelques gorgées et reprit la route. L’Alraune lui demanda de l’attendre. Elle s’arrêta sans s'apercevoir qu’elle se situait près d’un pendu. Enliana s’était retournée vers Queen. Mais alors que le spectre arrivait à son niveau, elle sentit des mains lui agripper les épaules. Qui cela pouvait bien être ? Elle se tourna et vit le pendu qui cherchait à l’attraper. Elle recula en hurlant ; une racine la fit trébucher.
« Ne t’inquiète pas, rassura Queen, il ne peut rien te faire.
— Ils sont vivants ! cria-t-elle en reculant. Ils sont vivants !
Il lui prit les mains et il la força à le regarder.
— Oui ils le sont mais n’aie pas peur. Ils ne peuvent rien te faire.
La jeune femme était totalement effarée.
— Je croyais qu’ils étaient morts !
— Ici les âmes endurent leur châtiment, elles ne meurent pas, elles souffrent en permanence. Je croyais que tu le savais. S'il te plaît calme-toi. Notre monde fonctionne ainsi et on ne peut rien y faire.
Enliana respira régulièrement afin de retrouver un semblant de sérénité.
— Je veux m’en aller… Je veux m’en aller d’ici… Je t’en prie amène-moi au labyrinthe. »
Queen ressentit de la peine à son égard. Les enfers n’étaient pas un endroit pour elle. Il la prendrait bien dans ses bras afin de la rassurer… Mais qu’est-ce qu’il pensait là ? C’est un spectre ! Un minimum de douceur pour lui donner envie de rester et c’est tout ! Ou au moins lui faire perdre le plus de temps possible et cela devait s’arrêter là. Il l’aida à se relever, elle évita de revoir cette horrible scène. Le spectre l’accompagna pendant un bon moment. Il lui fit traverser la vallée de sang bouillant, là où il faisait extrêmement chaud. Enliana était déjà très fatiguée, cette chaleur écrasante ne l’arrangea pas. Elle n’entendait même plus les cris des malheureux en train de bouillir. La demi-elfe avait très mal à la tête et sa vision se troublait au fur et à mesure. Elle suivait non sans peine l’Alraune. Cette silhouette devint une tâche sombre, la jeune femme ne sentait plus ses jambes, elle s’effondra. « Enliana ? » Le spectre se retourna et la vit gisant sur le sol, inconsciente. Alors c’est ainsi que son périple allait finir ? Il fouilla dans son sac et en sortit son foulard et sa gourde. Il humidifia le tissu et le passa sur son visage, son cou, sa poitrine. La demi-elfe ouvrit doucement les yeux.
« Que s’est-il passé ?
— Tu t’es évanouie. Tu ne supportes pas cette chaleur ?
— Non. Minos a dû me porter jusqu’à la forêt.
L'Alraune se moqua ouvertement.
— Minos avec une femme dans les bras ? On aura tout entendu.
— Ne t’en fais pas. Quand je me suis réveillée, il m’a vite laissée tomber.
— Ça par contre, ça ne m’étonne pas de lui. Je ne le vois pas s’encombrer d’une femme.
Il lui donna la gourde pour qu’elle puisse boire, aprsè quoi il rangea ses affaires. Elle la prit ensuite dans ses bras.
— Que faites-vous ?
— Tu es épuisée. Repose-toi un peu. Je t’amène au labyrinthe, comme tu me l’as demandé. Nous ne sommes pas très loin. »
La demi-elfe se laissa faire. Il est vrai qu’un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Depuis quand n’avait-elle pas dormi ? Trop longtemps. C’était peut-être pour cela qu’elle devenait si pâle. Même si c’est une demi-elfe, contrairement aux elfes pures, elle avait besoin de dormir régulièrement. La méditation ne lui suffisait pas. Lorsqu’elle se réveilla, elle était dans les bras du spectre. Il avait enlevé son surplis pour qu’elle puisse mieux dormir. Sûr qu’il était confortable comparé à la roche dure. Mais pourquoi s’être arrêté ? Depuis quand stagnaient-ils ?
« Ne t’inquiète pas, on est dans le labyrinthe.
— Je dors depuis combien de temps ?
— Environ deux heures.
— Deux heures ?! Mais ? Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillée ?
— Tu avais besoin de dormir. Tu étais d’une faiblesse déplorable. Parfois un bon sommeil réparateur peut faire la différence.
— Il faut que je continue.
— Tu connais le chemin du labyrinthe ? (Elle hocha la tête.) Je ne te vois pas dans le noir, réponds-moi.
— Non.
— Moi je connais le chemin mais je n’ai rien pour m’éclairer.
De la lumière ? Enliana pouvait lui en fournir. Elle fouilla dans son sac et sortit son médaillon.
— Préparez-vous, ça va éblouir un peu au début. « Clarilemus me Edravona » (En daianien : Éclaire-moi Edravona).
Le médaillon diffusa une lumière blanche pouvant éclairer sur plusieurs mètres. Queen détourna le regard quelques instants, le temps de s’habituer à cette clarté insolite. Puis il scruta de nouveau la demi-elfe.
— Impressionnant ton médaillon.
— Il possède une des larmes d’Edravona, l’esprit de la lumière. C’était celui de ma mère, le seul lien qui m’unit à elle. J’aimerais la voir au moins une fois avant de mourir. S’il te plaît aide-moi à sortir d’ici. (Ces mots raisonnaient comme une dernière volonté ; chose qu’il ne comprit pas vraiment. Ils dégageaient une profonde tristesse qui toucha le spectre.) Je sais qu’il n’y a pas de toit mais il y a des murs. Ma formulation est-elle correcte ?
— Oui elle l'est, répondit-il en lui souriant. Dépêchons-nous, on a suffisamment perdu de temps. Viens avec moi. »