Le juge s’arrêta en haut de la grande cascade de sang. Il attendit qu’Enliana ait fini sa traversée. En l'occurrence, il ne comptait pas la porter. Une fois mais pas deux. Qu’auraient pensé les autres juges s’ils l’avaient vu ? La traîner avec ses fils aurait été plus digne de lui. D’ailleurs, pourquoi avait-il fait cela ? Cette femme l’avait influencé ! Mais c’était lui le manipulateur dans ce monde, pas elle ! À lui de reprendre sa place, c’est elle qui doit craquer et non l’inverse. Elle devait se plier à lui ! Et cela se produira, il le savait. La demi-elfe arriva enfin à son niveau. Il faisait nettement plus frais près de la cascade, ce fut un bienfait pour elle. Elle posa son postérieur sur une roche, elle avait les jambes en coton.
« Tu t’arrêtes déjà ?
— Oui, à moins que vous ne vouliez encore me porter ? Ou me traîner comme un homme de Cro-Magnon ?!
— Je vois que tu as retrouvé ta vivacité. Je ne me voyais pas te faire descendre la cascade au bout de mes cordelettes.
— Ça doit être pratique pour pêcher le gros poisson, fit-elle d’une innocence absurde. (Minos ne savait pas s’il devait rire de sa remarque ou simplement souffler de lassitude. Vous voyez Minos aller à la pêche ?) Cette cascade est bien rouge. J’imagine que c’est encore du sang.
— Oui, le sang et les larmes des pêcheurs.
— Il n’y a jamais de verdure chez vous ?
— Pourquoi ? Ça te manque ?
Elle acquiesça en silence.
— Les seuls éléments naturels que j’ai vus sont essentiellement des roches noires, du sable et des fleurs derrière une des prisons. Et il y a cet arbre. Étrange de le voir si isolé, je l’imaginerais plus dans le jardin de fleurs. J’aurais aimé y aller mais nous devions nous dépêcher.
— Le savonnier est très bien là où il est. Tu veux que j’aille te cueillir un bouquet ? ironisa-t-il.
— Non. Je préférerais aller au jardin plutôt que de les voir se faner dans un pot.
— En réalité je n’y serais pas allé.
— Je m'en doute bien. On est encore loin du palais de votre supérieure ?
— Non, plus que deux prisons à traverser et nous serons à Giudecca.
— Tant mieux. Ce voyage me fatigue.
— Mais tu viens à peine d'arriver.
— Oui je sais. Par rapport à vous, je n’ai passé que peu de temps ici. Mais je me sens étrange depuis que je suis ici.
— C'est-à-dire ?
— D’habitude les voyages ne me fatiguent pas comme ça. J’ai l’impression que mes forces s'amenuisent au fur et à mesure. (Sa gorge la tiraillait depuis un moment. Mais pour ne pas se perdre dans ce désert, la demi-elfe avait préféré suivre le juge à la trace. Elle ouvrit son sac et prit sa gourde.) Voulez-vous un peu d’eau ? Vous devez être assoiffé après cette traversée ardente.
Le juge refusa, il supportait très bien ce milieu hostile contrairement à elle. Alors elle but quelques gorgées avant de reprendre la route.
— Ça y est ? Mademoiselle est suffisamment reposée et abreuvée ? On peut y aller ?
— Vous n’êtes pas obligé de m’attendre si ça vous agace autant.
— Je ne peux pas te laisser vagabonder comme bon te semble, je te l’ai déjà dit.
Enliana se leva de la roche et s’approcha du bord. Elle regarda en bas et vit cette hauteur déstabilisante ; en plus la couleur sanguine lui donnait envie de vomir. Minos se rapprocha d’elle en silence. Sur sa droite, elle vit un désert de glace et plus loin des habitations. C’était certainement leur destination mais comment l’atteindre ?
— Comment descend-on de cette cascade ?
— Comme ceci, répondit Minos en la bousculant dans le vide.
La demi-elfe poussa un cri strident durant la chute. Mais elle réagit assez vite, elle planta sa liane dans la roche au milieu de la cascade et s’agrippa de toutes ses forces. Sa chute fut stoppée mais cela ne l’avait pas empêché d’être plongée dans le sang. Elle passa d’un côté à l’autre, traversant cette cascade dégoûtante. Elle n’avait pas choisi le meilleur endroit pour accrocher sa liane. Minos la voyait de temps à autre alors qu’il descendait les marches situées derrière la cascade. Il la retint avec ses fines cordes et la ramena sur l’escalier sans oublier de se moquer encore une fois. Sa robe verte avait changé de coloration, passant à un brun déplaisant. Elle fut trempée jusqu’aux os et ses cheveux devinrent répugnants. Alors ? Elle était bonne ta douche ? Comment tu te sens ?
Le regard de la jeune femme devint sombre.
— Affreusement sale ! Je ne peux pas me présenter à votre supérieure dans cet état ! Je suis couverte de sang, ma robe a changé de couleur et mes cheveux sont devenus affreux !
— T’as bu la tasse ? Quelle saveur ça a ? Un goût de fer ?
— Pourquoi vous n’en boiriez pas une gorgée ? Histoire de vous faire vous propre idée ?!
— J'avalerais bien le tien. Dommage que je ne sois pas un vampire, j’aurais passé ma langue sur ton adorable petit cou avant d’y planter mes crocs.
— Vous êtes méprisable ! (Elle descendit d’un pas décidé cet escalier étroit.) Vous allez venir ou je dois vous traîner jusqu’en bas ?! »
Le juge suivit la demoiselle, satisfait de son coup. Cependant il est vrai qu’elle ne pouvait pas se présenter ainsi à Pandore. Un bain lui fera le plus grand bien, et il faudra changer ses vêtements. Ils étaient totalement fichus. Acceptera-t-elle d’enfiler une robe venant de son monde ? La jeune femme n’aura pas le choix. Une nouvelle tâche s’offrait donc à lui. Mince, comme s’il n’avait que cela à penser. Néanmoins c'était de sa faute si elle se retrouvait dans cet état alors il fallait qu’il lui en fasse faire une. Enliana se trouva devant des fosses, des grosses cavités dont elle n’osa s’approcher. Elle ne voulait pas que le juge la jette dedans. « Ça s'appelle des malebolges, dix mares menant à des cellules où les prisonniers sont torturés selon leurs péchés. » Alors les cris qui en émanaient venaient de nouveau des détenus tourmentés. Plus rien d'étonnant toutefois c'était à vous glacer le sang. Elle préféra s’éloigner de ces fosses.
« Il faut aller par là ? demanda-t-elle en pointant le désert de glace.
— Oui, c’est le Cocyte, la huitième prison. Nous sommes bientôt arrivés. Tu viendras prendre un bain dans ma demeure, c’est la troisième que l’on croisera ; la quatrième étant celle de notre Seigneur Hadès.
— J’espère que j’aurais suffisamment d’intimité.
— J’irai voir Pandore lui expliquer ta mésaventure. Pendant que tu prendras ton bain, les servantes te feront une robe plus présentable que celle-ci. Une chance que nous soyons dans un désert de glace. Je n’ose imaginer l’odeur si on avait encore le désert ardent à traverser. »
Enliana le fusilla du regard. Comme s’il n’y était absolument pour rien. Mais il va finir par la rendre dingue ! Quel culot ! Néanmoins elle préféra ne pas broncher et continua la route vers Giudecca. Le désert de glace lui offrit un spectacle tout aussi macabre que les autres. Des squelettes jonchaient le sol à perte de vue.
« Dans le Cocyte se trouve…
— Je ne veux pas le savoir ! coupa-t-elle. Je me fiche de savoir ce qui se trouve dans le Cocyte ! Est-ce clair ?!
— Tu te rends compte que tu t’adresses à un juge là ?
— Ah oui ? Pourtant je n’en ai pas réellement l’impression ! En effet, vous n’êtes pas un vieux, mais plutôt un gamin capricieux !
— Ah bah tu vois, finalement je ne suis pas vieux. Tu l’as enfin compris. »
La demi-elfe repartit en grognant. Il avait vraiment décidé de jouer avec ses nerfs. Quel retournement de situation. Au départ c’était elle qui jouait à ce jeu-là. Minos avait inversé les rôles. Maintenant elle comprenait l’agacement de Rune au tribunal. La jeune femme vit en premier les trois palais des juges. Deux hommes étaient en train de discuter. Rhadamanthe et Eaque virent une femme s’avancer précipitamment vers eux. Qui était-elle ? Minos marchait tranquillement juste derrière ; elle avait l’air furieuse en plus. Elle passa à côté d’eux sans prononcer le moindre mot.
« Mais ? s'étonna Rhadamanthe.
— Sans commentaire, pestiféra-t-elle. J’en ai suffisamment entendu avec votre imbécile de collègue ! Minos, c’est bien la troisième maison la vôtre ?!
— C’est ça ouais !
— Bien !
La demoiselle poursuivit sa route tout aussi énervée. Les deux autres juges n’avaient pas trop compris la situation.
— Je rêve ou elle vient de nous passer sous le nez sans problème ? interrogea Eaque.
— Minos, elle vient d’où celle-là ?!
— Elle est arrivée il y a peu au tribunal.
— C’est une âme ?!
— Pas vraiment non. Cette demi-elfe est toujours vivante.
— Qu’est-ce qu’elle fait là si elle est encore en vie ? questionna Eaque.
— Une histoire avec une sorcière qui l’aurait amenée ici.
— Elle semblait avoir une dent contre toi, reprit Rhadamanthe.
— Franchement, vous avez raté pas mal de choses. Je me suis bien amusé avec elle.
— Pourquoi tu l’as amené ici ?
— Je veux la présenter à Pandore. Mais avant, faut qu’elle prenne un bain. Sa robe était verte à la base.
— À la base ?! Qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’elle devienne brune ? se moqua Eaque.
— Elle a juste fait un plongeon dans la cascade. Il faut que je la rejoigne. J’ai des directives à donner avant d’aller voir Pandore. On verra ce qu’elle fera d’elle. »
Minos se rendit chez lui. Enliana attendait sur les escaliers entre les deux statues de griffon. Il ouvrit la porte et l’invita à l'intérieur. L'endroit ressemblait au tribunal qu’elle avait vu. Seulement les pièces étaient plus meublées, encore heureux. Il l’emmena à la salle de bain. Deux femmes vêtues en noir et dont on ne voyait pas le visage apparurent comme des fantômes. « Elles vont prendre tes mesures et te fabriquer une robe. Celle que tu portes est bonne à jeter. Prends le temps qu’il te faut pour te faire une beauté. Mes servantes vont t’amener ce dont tu as besoin. Je vais voir Pandore, tâche de rester sage.
