Enliana suivait de peu le juge aux cheveux d’argent. Elle était trop perturbée pour marcher la tête haute. Au contraire, elle fixait le sol inlassablement. Depuis son arrivée aux Enfers Enliana avait bien changé. Sa vivacité semblait disparaître au fur et à mesure, non seulement à cause des humiliations subies mais aussi parce que sa santé qui se dégradait sournoisement. Elle était moins forte qu’avant, elle le sentait bien. Lorsqu’ils passèrent devant le temple de Pharaon, celui-ci annonça à la demi-elfe qu’elle pouvait venir le voir quand elle le voulait. Il lui jouerait une sérénade lui avait-il dit en se moquant. La jeune femme le maudissait mais elle ne pouvait rien riposter. Orphée se chargea de lui faire fermer son clapet. Décidément les spectres n’avaient aucun honneur ! Enliana dut se soigner plus régulièrement durant le trajet ; sinon jamais elle n’aurait su tenir le coup. Encore moins dans la vallée où le sang bouillonnait ; et cette-fois elle ne comptait pas sur Minos pour la prendre dans ses bras. Quel juge porterait sa servante ? À l'intérieur de la forêt, l’Alraune se contenta de la regarder de loin sans pouvoir l’approcher. Il fut bien désolé de la revoir.
Lorsqu’ils arrivèrent à Tolomea, Minos lui ordonna de se laver tout de suite avant de mettre du sable partout. Elle entra dans la salle de bain et il ferma la porte derrière elle. La jeune femme s’appuya contre elle et se laissa glisser. Ses jambes ne la supportaient plus. Repliée sur elle-même, elle pleura à chaudes larmes ; sanglots que Minos écouta comme une mélodie à la fois douce et amer. Soudain elle sentit une main se poser sur son épaule. Enliana releva la tête et vit une des servantes qui attendait de pouvoir prendre sa robe pour la laver. La jeune femme se leva, se dirigea vers la baignoire en essuyant ses larmes. La servante lui tendit un mouchoir, chose qui surprit la demi-elfe. Ces femmes pouvait éprouver de la compassion ? Difficile de le savoir car leur visage était dissimulé derrière un voile noir. Elle se moucha le nez et posa le tissu souillé sur la chaise. La servante le reprit et lui en reposa un propre. Enliana enleva sa robe et la lui confia. Celle-ci disparut et la jeune femme entra dans la baignoire. Comme la fois précédente, elle fit couler l’eau sur elle afin d’enlever le plus de sable possible. Puis elle laissa l'eau s'écouler abondamment.
Lorsqu’elle arrêta le robinet, Minos s’introduisit dans la pièce. Enliana fut assez surprise, elle se redressa et regarda qui était entré. Elle n’apprécia pas du tout mais n’osa rien dire. Il enleva son casque, dévoilant ainsi pour la première fois son visage à la demi-elfe. Il était loin d’être le vieil homme qu’elle imaginait au départ. Bien au contraire, elle le trouvait même très beau. Il enleva son surplis et quand vint le moment où il comptait retirer ses vêtements elle se tourna. Sans doute par respect mais surtout par pudeur. Il se glissa ensuite derrière elle et lui caressa les hanches.
« Vous avez donc si peu de respect envers une servante ?
— C’est une précaution. Je ne voudrais pas que tu t’endormes une fois de plus dans la baignoire. Je te l’ai dit, c’est dangereux.
— C’est pour ça que vous me caressez les hanches ?
— Tu es ma servante maintenant, j’ai le droit de poser mes mains où je le souhaite ma belle. Allons, cale-toi contre moi et détends-toi. Le calvaire est fini pour toi.
— Vous vous trompez, il commence seulement.
— Tu exagères, lui fit-il en lui embrassant le cou. Si tu es sage avec moi, que tu fais ce que je te demande, tu ne risques absolument rien.
Encore un moment gênant pour elle. Jusqu’où iront ces instants déstabilisants ?! Il lui caressa les épaules pour la détendre davantage. Mais elle ne réagissait pas.
— Tu m’en veux pour tout à l’heure ?
— Quelle question. Bien sûr que je vous en veux !
— Pourquoi ne t’es-tu pas simplement excusée.
— Parce que je n’avais pas à le faire. Sa gifle il ne l’a pas volé.
— Ta déculotté non plus. Vous vous êtes cherché l’un l’autre. Vous avez fini par vous trouver. Eaque peut être assez sympa mais il n’aime pas qu'on le décrédibilise. Tu n’aurais pas dû le gifler. Tu pars très mal avec lui.
— Ça m’est complètement égal.
— Enliana, tu ne comprends pas. Si j’ai demandé à Hadès pour t’avoir à mon service, ce n’était pas pour t’humilier.
Elle se tourna vers lui.
— Et c’était pour quoi alors ?! Pour quoi ?!
— Il n’y a que comme ça que je pourrais te protéger des autres.
— Mensonge ! fit-elle en regardant droit devant elle.
— Tu ne te rends pas compte du charme que tu as. D’où te vient-il ?
— De mon parent elfe.
— Je n’en doute pas. Tu auras sûrement du mal à le croire mais j’ai un faible pour toi.
— Depuis quand ?
— Je ne saurais te dire exactement. C’est venu au fur et à mesure. Ne t’approche plus des spectres, plus aucun. Reste avec moi et tu n’auras rien à craindre. Je te l’ai dit. Même Rhadamanthe et Eaque ne pourront lever la main sur toi sans ma permission. Fais-moi confiance, s’il te plaît.
« S’il te plaît » ? C’était la première fois qu’il lui adressait une formule courtoise. Était-il sincère ? Pouvait-elle lui faire confiance comme il le lui demandait ? Ne plus revoir les spectres, cela signifiait ne pas rejoindre Queen. Et pourtant c’est ce qu’elle aurait voulu. Personne ne l'avait aidé comme il l’avait fait, excepté son père. En effet le repos fut fort utile mais ce fut également une perte de temps. Phlegyas et son câlin, Pharaon et ses baisers, des moments qu’on lui avait imposés sans choix possible. Elle regrettait d’avoir apprécié ces instants sournois. Ce n’était pas digne d’elle ! Qu’aurait dit son père ? Il ne devait pas être fier. Queen ne lui avait pas fait cela. Il l’avait même rassuré lorsque le pendu cherchait à l’agripper. Et Minos voulait l’empêcher de le revoir ? Non il ne l’aimait pas, ce n’était pas possible. Pas après tout ce qu’elle avait enduré à cause de lui. Il aura beau la complimenter et l’embrasser autant qu’il le voudra, cela ne changera rien à sa haine envers lui ! Ils finirent de se laver et de s’habiller. C’était bientôt l’heure de passer à table. Minos la conduisit à la salle à manger. Il s’installa au bout et elle à sa droite. Elle peina à vider son assiette au départ mais il l’incita à manger. Elle était maigre et toute pâle. Pourtant à quoi cela servait-il de s'alimenter alors qu’elle n’allait pas tarder à rendre l’âme ? D’ailleurs quand sa dernière heure surviendra-t-elle ? Sa mère avait écrit qu’elle viendrait. Sera-t-elle déjà morte lorsqu’elle arrivera ?
« Tu as l’air préoccupée Enliana. Serais-tu en train de te demander comment tu vas me combler la fois où je ferai appel à tes services ?
— J’imagine bien ce que vous avez en tête Seigneur Minos, fit-elle d’une voix grave.
— « Seigneur Minos ». Tu commences à t’y faire finalement. C’est bien.
— Je suis une servante désormais. Je fais en sorte de respecter cette condition.
— Parfait, ce soir tu dormiras avec moi.
— Comment ? Vous n’avez pas un dortoir pour les servantes ?
— Tu n’es pas n’importe quelle servante, Enliana.
— Je ne suis pas votre femme non plus.
— Si c’est cela qui t’ennuie, je peux t’épouser.
Elle fut dégoûtée par cette proposition.
— Ne rêvez pas.
— Pourquoi tant de haine ? Tu ne l’as pas compris tout à l’heure ? Je t’aime Enliana.
— C’est faux ! Vous m’avez humilié à plusieurs reprises ! Ce n’est pas de l’amour ça !
— Tu t’y connais en amour peut-être ?! Toi qui es rejetée des deux peuples ! Qu’est-ce que tu y connais ?! Je suis le seul ici qui t’accepte comme tu es. Le seul qui t’aimera dans ce monde ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus.
Ces propos lui tiraillèrent le cœur au point d’en avoir les larmes aux yeux.
— Du respect, et pas seulement de faux gestes tendres qui n’ont aucune valeur. Pas des remarques comme celle qui vous venez de me faire. (Il y eut un silence. Minos la fixait sans savoir quoi répondre. Elle essuya ses larmes.) Si vous disposez de dortoirs, Seigneur Minos, je voudrais dormir avec les autres servantes. Là où est vraiment ma place maintenant.
— Je dois retourner à Giudecca. Termine de manger, ensuite change mes draps. Une servante te donnera la plus moelleuse des parures. Je ne pense pas en avoir pour longtemps. Quand tu auras fini, attends-moi dans ma chambre. Tu peux déjà t’installer dans le lit si tu veux. »
Minos regarda l’heure, se leva ensuite et s’éloigna. L’attendre au lit ? Et puis quoi encore ?! Mais avait-elle réellement le choix ? Certainement non. Toutefois, Enliana ne voulait pas perdre sa virginité comme cela, dès la première nuit. A fortiori que le temps était compté. Il fallait qu’elle soit plus maligne que lui pour retarder l'échéance. Pouvait-elle faire confiance à son esprit joueur ? Elle avait une idée en tête mais elle comportait un risque. Il pourrait très bien ne pas tomber dans le piège et finir par la violer. Peut-être que si elle lui faisait croire qu’elle éprouvait quelque chose à son égard, il se laisserait plus facilement mener par le bout du nez. Il s'agissait là de manipulation, certes mais le juge ne s’était pas gêné pour porter atteinte à son honneur. Lorsqu’elle eut fini de manger, elle se leva de sa chaise et regarda autour d’elle. Des servantes étaient déjà présentes. L’une débarrassa la table tandis que l’autre guidait la demi-elfe pour sa nouvelle tâche. Elle lui fournit les draps désirés par leur maître et ensemble elles partirent faire la réfection du lit. Une autre servante arriva avec une nuisette en nylon noir qu’elle déposa sur une chaise dans la chambre. Il y avait de la dentelle fine sur le décolleté et à vue d’œil, celle-ci devait arriver à mi-cuisse. Elle était bien trop courte selon Enliana. Les servantes disparurent pour qu’elle puisse se changer. Mais la jeune femme n’en fit rien. Au contraire, elle sortit de Tolomea le plus discrètement possible. Elle resta cacher dans l’ombre car une armée de spectres se dirigeait vers Giudecca. Que se passait-il donc ? Pourquoi y avait-il tant de mouvements d’un seul coup ? La demi-elfe allait tenter de le savoir.