La demi-elfe était presque sur le point de défaillir. Mais elle ne pouvait pas se le permettre sur ce territoire hostile. Cela ne serait pas digne de ces ancêtres elfes. Son père lui parlait souvent de sa mère qui venait d'un peuple sylvestre. C’est d’ailleurs d’elle qu'Enliana avait hérité de certains pouvoirs. Mais pour le moment il était inutile d’attaquer. Elle avait été élevée par des humains, toutefois elle avait rencontré des elfes qui lui apprirent à maîtriser ses dons. Son père n’aurait jamais su lui enseigner, il ignorait tout de leur magie. Il ne connaissait que leur charme naturel. Enliana aurait voulu être à ses côtés en ce moment. Néanmoins le temps avait fini par l’emporter. Et sa mère, jamais elle n’aurait osé partir à sa recherche. Non pas que celle-ci aurait refusé de la voir, loin de là ; seulement certains elfes avaient leur fierté. Son clan n’avait pas du tout apprécié cette union, la qualifiant d’impure. La demi-elfe resta mollement debout et tenta de ne rien laisser paraître. Le juge demanda au procureur de poursuivre le procès, étant donné qu’il l’avait commencé. Il se contenterait d’être spectateur.
« Bon, je t’ai demandé de faire silence Enliana. Et si tu es présente ici, c’est que tu es morte.
— Mais je ne suis pas censée être un fantôme dans ce cas ?
— Cesse de me contredire ou je vais vraiment finir par m’énerver.
— Attends Rune, interrompit le juge. (Il s’avança vers la jeune femme et il remarqua ses oreilles qui avaient une forme particulière.) Tu as les oreilles pointues comme Markino.
— C’est normal je suis une demi-elfe, répondit-elle en s’éloignant de lui.
— Demi-elfe ? reprit-il en souriant. Markino toi aussi tu es un demi-elfe ? fit-il en se moquant. (Le petit homme ne répondit pas et Enliana n’apprécia pas du tout cette raillerie. Sans s’en être consciente, elle lui lança un regard sombre.) Oh mais c’est qu’elle a un regard intense, poursuivit-il en tendant la main vers sa joue. (Elle la repoussa, refusant de se laisser toucher par n’importe qui.) Tu n’as pas l’air de te rendre compte de qui nous sommes.
— Des juges dans un lieu que vous appelez « enfer ». (Elle lui tourna le dos tout en scrutant la pièce. Elle remarqua qu’il n’y avait aucun meuble. Pourtant ce n’était pas la place qui manquait.) Je ne connais pas cet endroit et je ne vous cache pas qu’il ne me plaît pas.
— Quel dommage parce que tu n’es pas prête d’en repartir.
Surprise elle se tourna à nouveau vers lui.
— Comment ça ? Au fait, où comptez-vous m’emmener ? Dois-je traverser la rivière sombre pour retourner là d’où je viens ?
Le juge renforça son sourire.
— Tu es tellement naïve, c’en est presque mignon.
— Je vous préviens, je n’ai pas l’intention de rester contre mon gré.
— Dis-moi, si tu n’es pas morte, explique-moi comment es-tu arrivée ici ? C’est quoi cette histoire de sorcière ?
— Eh bien je me baladais simplement dans une forêt que je ne connaissais pas. Pas de chance, je suis tombée sur une sorcière qui n’a pas du tout aimé ma présence près de sa maison. Elle m’a jeté un sortilège et je me suis réveillée devant ce bâtiment. Dites-moi cette pièce est bien vide. Je croyais qu’il y avait un minimum de meuble dans un tribunal. Une chaise ne ferait pas de mal.
— Comment oses-tu ?! protesta le procureur en descendant les marches situées devant le bureau.
— Calme-toi Rune. Puisqu’elle est vivante, dis-moi plutôt les crimes qu’a commis cette demi-elfe. (Il s’adressa à nouveau à Enliana.) Tu n’as pas vu la devise de notre domaine ? Toi qui es entrée ici, abandonne tout espoir.
Le juge recula afin de laisser Rune agir à sa guise.
— J’espère pour toi que tu maîtrises le huitième sens ; car si tu n’es pas morte tu risques de le devenir.
— Quoi ?! Mais enfin je ne vous ai rien fait pour mériter ça !
— Cesse de crier, tu m’agaces !
Elle le fixa durant quelques secondes.
— Non mais là c’est vous qui criez en fait.
— Petite effrontée ! C’est déjà un défaut dont je peux tenir compte. Mais voyons voir ce qui ce cache sous ce minois ! (Il tendit vivement le bras et lança sa formule.) Reincarnation !
Enliana fut instantanément frappée par le sort. Elle vit quelques souvenirs dont elle ignorait l’existence car il n’était pas si important que cela à ses yeux. Cueillir des fruits pour se nourrir ne lui semblait pas criminel car sa survie en dépendait. Toutefois c’était un reproche que Rune lui fit quand même. En fouillant davantage, il vit un autre souvenir, bien plus personnel. Enliana s’était déjà montré très colérique envers son père. Un jour une violente dispute avait éclaté au sujet de sa mère qui les avait abandonnés. Il n’acceptait pas les accusations injustes de sa fille. La demi-elfe avait fugué à cette époque, ne supportant plus les explications futiles de son père. Quelle peine lui avait-elle provoqué à ce moment-là. Aussi le procureur la vit brutaliser des hommes avec… des feuilles de Hêtre ?
— Alors Rune, quel est ton verdict ?
— Multiples agressions, répondit-il en baissant le bras.
— Vous pensiez vraiment que je n’allais pas me défendre face à ses ingrats ?!
— Tu n’es pas morte ? s’étonna le procureur.
— Eh bien non, je suis toujours en chair et en os comme vous le voyez.
— Insolence, violence prononcée ainsi qu’une très grande colère envers sa mère. J’hésite entre deux prisons, la quatrième ou la sixième ?
— On peut n’en choisir aucune si ça vous arrange, répliqua Enliana.
— Mais tu vas te taire ! rétorqua le procureur.
— Alors vous, je ne vous imagine pas vous rendre à une représentation musicale. C’est dommage, ça pourrait vous détendre. (Le procureur lui lança un regard noir.) Pardon, souffla la demi-elfe en posant ses mains sur la bouche, comme pour s’empêcher de dire de nouvelles bêtises.
Le juge la regardait d’un air amusé. C’était la première fois qu’une « âme » avait un tel comportement envers le procureur. Pour lui ce fut un spectacle assez comique, mais il ne pouvait pas le faire trop voir sinon son collègue serait vexé.
— Voulez-vous trancher seigneur Minos ? questionna Rune.
— Attends, avant de décider de quoi que ce soit, j’aimerais la présenter à Pandore. On va voir si elle continue à nous manquer de respect comme ça.
— Ça va vous prendre un moment avant d’arriver à Giudecca. Elle aura le temps de s’en faire d’ici là. Très bien, j’attendrai votre retour avant de l’envoyer en prison.
Le juge passa devant la demi-elfe et lui ordonna de le suivre. Elle s’exécuta avant de s’attirer à nouveau les foudres de Rune, homme qu’elle trouva fort mignon même en colère. Ils sortirent du tribunal par la porte arrière et traversèrent ensuite le pont rocailleux. La jeuen femme suivit Minos, par moment les yeux fermés. Cela lui permettait de ne plus voir ce paysage étrange et de se concentrer sur l’ouïe. Mais au bout d’un instant elle entendit des voix qui hurlaient au loin. Elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Minos remarqua qu’elle commençait à s’agiter. Il se tourna vers elle et observa son attitude. Elle se précipita sur un bord du pont et regarda au loin. Cependant elle ne voyait rien.
« Qu’y-a-t-il ? Le vent te ferait-il peur ? se moqua-t-il.
Elle s’approcha de lui.
— Ce n’est pas le vent. J’entends des voix. Elles hurlent. Ne les entendez-vous pas ?
— Oh si, aussi bien que toi.
— Et cela ne vous fait rien ?
— Si, je suis satisfait de constater leurs pleurs. Nos prisons servent à punir, non à choyer. D'ailleurs pendant le trajet, je réfléchirai dans laquelle je vais te mettre.
La demi-elfe fut offusquée par ces propos. Elle tourna vivement la tête vers lui.
— Comment peut-on être aussi cruel ?! Vous n’en avez pas assez de les entendre à longueur de journée ?
— Non, au contraire c’est un plaisir. On y va mademoiselle Enla.
— Enliana ! s’énerva-t-elle. Ce n’est pas compliqué à retenir !
— Hey, parle-moi autrement ou je te jette directement dans les abysses ! C’est de là que proviennent ces cris.
Elle croisa les bras et lui lança un regard de glace.
— Vous aimeriez bien, n’est-ce pas ? Ça vous arrangerait, mais non ! On doit aller voir votre supérieur. Vous vous souvenez ? Je ne sais pas dans quelle prison je vais me retrouver ! Alors allons-y, à moins que vous ne soyez trop vieux pour marcher ?
Cette fois c’est Minos qui fut stupéfait par son discours. Trop vieux, lui ? Comment cela trop vieux ? Il n’avait que vingt-trois ans donc bien loin d’être un vieillard.
— Trop vieux ? souligna-t-il. Serait-ce une provocation pour voir mon visage ?
— C’est vrai qu’avec votre casque, je vous distingue à peine. Mais bon, gardez vos rides pour vous.
— Qu’est-ce qui te fait dire que je suis vieux ?!
— Votre chevelure argentée, signe de vieillesse. Bon on y va ou vous avez encore du temps à perdre ?
— Mais ?! Est-ce que tu te rends compte de l’endroit où tu es ?! Tu es en enfer ici ! Tu ne peux pas te montrer effrontée comme tu es ! Et puis Rune aussi a les cheveux blancs, pourtant il est encore jeune !
— C’est vrai. Il est jeune et beau malgré ça. Bon très bien, je me suis trompée sur ce point. Par contre je suis désolée mais « enfer » je ne connais pas. Tout ce que je vois, c’est un paysage cauchemardesque. Il faudrait être fou pour vivre dans un pareil endroit. Il est comment votre chef ? Comment s’appelle-t-il votre roi ? « Le royaume d’Hadès » m’a dit votre collègue. C’est donc Hadès que nous allons voir ? Il est aussi vieux que vous ?
— Je ne te permets pas d’insulter sa Majesté ! De toute façon je ne peux rien te confirmer, je ne l’ai jamais vu.
— Vous n’avez jamais vu votre roi ?
— Chez nous on dit « empereur ». C’est l’Empereur Hadès. Et non, je ne l’ai jamais vu. C’est Pandore qui nous transmet ses ordres.
— Drôle de coutume.
— Ce n’est pas une coutume, c’est le protocole, s’impatienta-t-il. Pourquoi je me tue à t’expliquer tout ça. Suis-moi et surtout ferme-là !
— Fermer quoi ?
— T’es sérieuse là ?
— Non je vous taquine un peu, fit-elle d’un air moqueur.
— Tu oses ?! s’exclama-t-il en écarquillant les yeux (qu’elle ne voyait pas à cause de son casque).
— Cet endroit semble effrayant. Je fais mon possible pour détendre un peu l’atmosphère, c'est tout.
— Tu peux commencer à avoir peur, je te le dis. Tu n’as encore rien vu. Ne traînons plus !
— C’est vous qui traînez, pas moi.
Il s’approcha vivement d’elle. Cette réaction fit reculer la demi-elfe jusqu’à une colonnade.
— Ne joue pas trop avec mes nerfs, lui murmura-t-il à l’oreille. Je suis d’un tempérament calme mais ma patience à des limites. Je te montrerais de quoi est capable le « vieux » si tu ne te tais pas. »
Enliana resta sans voix pour la plus grande satisfaction du juge. Elle le suivit dans un silence de mort, entrecoupé des cris qui retentissaient encore. Le pont était long, très long, tellement long qu’on n’en voyait pas le bout. Par moment les bourrasques de vent semblaient vouloir l’emporter alors elle luttait pour ne pas se laisser entraîner. Elle ne voudrait surtout pas tomber d’elle-même dans ces profondeurs. Le vent ne posait aucun problème au juge, son armure était suffisamment lourde. Toutefois l’une des bourrasques fut bien trop forte, Enliana finit par basculer sur le côté et tomba dans le vide. Minos entendit un gros bruit derrière lui. C’était comme si on avait planté quelque chose dans la pierre. Il se tourna et constata que la demi-elfe avait disparu.