Alors qu’ils marchaient dans les couloirs du bateau, les gens regardaient étrangement Enliana. Était-ce une comédienne ? Il n’y a pourtant pas de spectacle avec des elfes de prévu aujourd'hui. Pourquoi cette femme avait des oreilles pointues ? Voir les passagers se retourner sur elle la dérangeait. Elle demanda à Sorrento de s’arrêter un moment. Il se tourna vers elle et attendit. Que pouvait-elle bien vouloir ? La demi-elfe s’observa dans le reflet d’une porte vitrée. Elle plaça ses cheveux autrement afin de cacher ses oreilles.
« Tu te refais une beauté ? Ne t’en fais pas, tu es très belle comme tu es.
Cette remarque lui fit stopper ses gestes.
— En fait, je cherche surtout à cacher mes oreilles. Les gens me toisent et ça m’agace.
— Il faut les comprendre. Ce n’est pas tous les jours qu’ils voient une femme elfe en chair et en os.
— Demi-elfe.
— Ah oui, pardon. On peut y aller maintenant ?
Elle le suivit d’assez près.
— Où allons-nous exactement ? Vous m’avez dit que vous faisiez le tour du globe mais le monde est vaste.
— En effet. Seulement, toi qui ignores tout de la Terre, serais-tu plus avancée si je te donnais le nom des villes ? (Elle hocha la tête.) Tu les découvriras au fur et à mesure. Par contre attends-toi à en voir certaines en ruines. Des événements récents ont fait des ravages partout dans le monde.
— Oh ? Quels événements ? Y a-t-il la guerre ?
— Non rassures-toi. Ce sont des catastrophes naturelles.
— Partout dans le monde ? Vos dieux sont-ils en colère pour déclencher de telles catastrophes ?
— C’est fini maintenant.
— J’espère que vous n’avez pas perdu des membres de votre famille.
Des proches, peut-être pas, mais des compagnons d’armes lors de la bataille, dont Thétis. C’était un miracle si Julian n’avait pas fini noyé. Et lui-même ignore comment il avait pu survivre. Ce n’était pas son heure visiblement.
— Ne t’inquiète pas tout va bien. Je suis au service de Monsieur Solo et cela me convient.
— Il a l’air d’être un gentil homme. Vous le connaissez depuis longtemps ?
— Non pas spécialement. (Ceci surprit la demoiselle.) Je suis rentré récemment à son service.
— Ah ? C'est pas grave, il semble gentil quand même.
Il lui répondit d'un air lassé.
— Oui. Mademoiselle serait tombée sous son charme ?
— Monsieur serait-il jaloux ?
— Mais non voyons !
— Alors vous avez votre réponse.
Elle afficha un air moqueur tandis qu'il la fixait. Il hallucinait, elle jouait avec lui ou quoi ?
— Tu retrouves la forme apparemment, ça fait plaisir.
Soudain on entendit un grognement bizarre. Enliana croisa les bras sur son ventre.
— Désolée, j’ai l’estomac qui gargouille.
— C’est vrai que nous n’avons pas encore déjeuné. Il y a une croissanterie pas loin.
— Euh oui mais, ils acceptent les danoris chez vous ?
— Les danoris ?
— J’ai de la monnaie seulement ce sont des danoris.
— J’ai bien peur qu'elle n’existe pas dans notre monde. Ne t’inquiète pas, je te paie le déjeuner.
— C’est gentil. J’espère qu’il y aura un poste pour moi. Je me vois mal vivre sur votre compte. »
Le jeune homme l’emmena à la boutique. Elle était aussi grande qu’un restaurant. Lorsqu’ils y entrèrent, Enliana sentit une odeur de café mélangée à celle du chocolat chaud et du thé. Sur les murs, il y avait un papier peint rouge avec des fleurs dorées. Les tables étaient en bois vernis, les chaises aussi. Au niveau du comptoir il y avait toutes sortes de viennoiseries : croissants, pains aux chocolats, pains aux raisins, oranais, triangles aux amandes, chaussons aux pommes. Mais il y avait également du pain, de la charcuterie, des œufs, du fromage et des salades composées pour ceux qui préféraient un petit-déjeuner salé. C’était très coloré. Tout comme les anglais, les autrichiens mangeaient salé le matin. C’est donc banalement que Sorrento prit de la charcuterie accompagnée d’une salade et du fromage. Il demanda à son amie de choisir ce qu’elle voulait. Elle aurait bien aimé prendre ce qu’il y avait de moins cher, mais la devise affichée ne l’aidait pas du tout. « Peu importe, choisis ce qui te fait envie. » Elle prit finalement une salade avec du pain, du fromage et du jus d’orange. Après avoir réglé la note, ils partirent s’installer à une table avec leurs plateaux. Enliana s’assit dos à la foule ; elle n’aimait pas tellement que les gens la regardent manger.
« Tu vas aussi avoir besoin de vêtements, lui fit-il à voix basse. Quand le médecin t’a ausculté, on a remarqué que tu n’avais pas de sous-vêtements sous ta robe. (Enliana rougit instantanément.) Tu ne peux pas rester ainsi.
— Vous m’avez déshabillée ?! chuchota-t-elle nerveusement.
— Je suis désolé, ce n’est pas moi qui ait voulu. C’est le médecin.
— Mais oui bien sûr. Si je n’ai plus de culotte c’est à cause d’Eaque. Il me l’a arraché.
Le jeune homme la regardait avec des yeux de merlan fris.
— C’est pas ce que vous croyez. Eaque est un des trois juges des Enfers. Vous me voyez avec lui ? Certainement pas, pesta-t-elle.
— Je te crois, je te crois.
— Quelle humiliation.
Elle baissant honteusement les yeux.
— Euh… Tu ne peux pas rester avec juste une robe sur le dos.
— Comment voulez-vous que je me rhabille ? Le peu d’argent que j’ai n’a pas cours ici.
— Je peux te dépanner de quelques robes.
— Je ne veux pas qu’on me dépanne.
— Mais tu n’as pas le choix, comment veux-tu faire autrement ?
— Je ne sais pas.
— Enliana, laisse-moi t’aider s’il te plaît. Ce n’est pas un déshonneur.
— Facile à dire pour vous. Vous n’êtes pas dans mon cas. Et je ne veux pas vous être redevable toute ma vie.
— Oui je peux le comprendre. Mais avant de pouvoir être autonome, tu vas avoir besoin de notre aide. Bon, alors faisons les choses dans l’ordre. On va aller dans les magasins, te prendre de quoi t’habiller et ensuite on ira voir Monsieur Solo pour un poste ; en espérant qu’il en ait un pour toi. »
La jeune femme ne riposta point car c’était inutile. Sorrento avait raison, elle était dépendante de quelqu’un quoi qu’elle fasse. Une fois le petit-déjeuner fini, le jeune homme l’emmena dans les plus belles boutiques. En même temps vu le navire princier sur lequel ils séjournaient, il n’y avait que cela. « Non, ces robes sont bien jolies mais elles font trop nobles pour moi. Y a-t-il quelque chose de plus simple ? » Le marina paraissait un peu embêté. Où trouver de telles robes sur ce bateau ? Peut-être dans les boutiques internationales ? Enliana parcourut les rayonnages. La robe qu'elle prit retint l’attention du jeune homme. Le haut était en coton vert avec un imprimé floral et à manches courtes. La jupe, de même couleur et sans motif, descendait en-dessous des genoux. Il s'agissait une robe traditionnelle autrichienne. Cela rappelait quelques souvenirs au marina. Sorrento lui prit un gilet pour qu’elle n’ait pas froid sur le pont. Et lorsque vint le moment de lui choisir des sous-vêtements, il n’était pas très à l’aise. « On fait comme si on était en couple si ça vous arrange, lui proposa-t-elle. Les gens ne prêteront pas attention. Au contraire, ils vous trouveront mignon en vous voyant rougir. » Cette remarque interloqua le jeune homme. Lui rougir devant des sous-vêtements féminins ? Et puis quoi encore ? Toutefois il eut un peu peur lorsqu’elle se dirigea vers la lingerie sexy. Mais finalement celle-ci ne lui plaisait pas. Elle cherchait quelque chose de plus simple. Couleur chair il n’y avait pas. Tant pis, elle prendra du vert ou du marron avec le moins de dentelle possible.
« Qu’est-ce que tu en penses ?
Afin de ne pas choquer les gens, Enliana l’avait tutoyé comme s’il était son petit-ami. Le jeune homme sortit brusquement de ses pensées qui commençaient à dévier.
— Oh tu prends ce que tu veux. Tu n’as pas besoin de mon avis pour te choisir de la lingerie fine.
— Je te demande pour le prix. Ce n’est pas trop cher ?
Cette question attira l’attention d’une cliente non loin de là.
— Ne t’inquiète pas du prix. Prends ce dont tu as besoin.
— Elle a de la chance d’avoir un mari comme vous cette demoiselle.
« Un mari ? Mais je ne suis pas son mari ! » pensa-t-il. La cliente s’éloigna indifféremment.
— Tu vois, je te l’avais dit qu’on te prendrait pour mon compagnon. Tu peux arrêter de rougir maintenant. Je vais prendre ces deux ensembles, je pourrais alterner pour les laver.
Le jeune homme prit une grande et discrète inspiration, histoire de faire ralentir ce cœur qui battait si vite, tant il était gêné.
— Prends-en d’autres allons. Tu ne vas pas te restreindre et passer ton temps à laver ton linge. Un peu de confort tout de même.
— Mais tu m’as fait la même chose avec les robes.
— Tu croyais vraiment que j’allais te laisser avec seulement une robe ? C’est mal me connaître.
— Mais je vais avoir du mal à te rembourser si je fais ça.
— Considère que je te les offre. On ne refuse pas un cadeau. »
Cette fois-ci Enliana n’avait pas le dernier mot. Sorrento ne lui en laissait pas l’occasion. Après le passage en caisse, ils retournèrent dans leur chambre. Elle choisit une tenue puis elle s’enferma dans la salle de bain. Lui s’allongea sur son lit en l’attendant. Il ferma les yeux en écoutant l’eau de la douche couler. Il se demandait si elle était innocente ou si elle faisait exprès de le mettre aussi mal à l’aise. « Son mari, non mais n’importe quoi là. » se disait-il. Un peu plus tard, elle sortit de la salle de bain. Avec les barrettes et élastiques qu’il lui avait pris, elle avait fait un chignon un peu sauvage et avait placé ses cheveux de manière à masquer au moins la pointe de ses oreilles. Sorrento se redressa et la fixa. Cette fois, c’est elle qui fut un peu gênée.
« Est-ce que tu crois que ça ira comme ça ?
— La simplicité fait parfois son effet.
— Le chignon n’est pas si simple à faire. Et je n'ai pas l'habitude des vêtements autrichiens.
— Tu es très jolie, ne t’inquiète pas. L’autre robe ?
— Poubelle.
— Ah oui, se moqua-t-il, c’est radical, tu n’en veux plus.
— Exactement, plus jamais cette robe. Elle est trop courte.
— Bon on va aller voir Monsieur Solo. Peut-être qu’il fera de toi une dame de chambre. »
Le marina partit avec elle à la recherche de son maître. Beaucoup d’hommes avaient les yeux rivés sur la demoiselle et cela la dérangeait. Elle resta près de Sorrento car certains regards étaient un peu effrayants. Avec leurs airs bourgeois, Enliana sentait que ces hommes avaient un côté malsain. Elle n’était pas du tout rassurée. Elle voulait bien seconder le majordome si cela lui était possible.