Sorrento manifesta son inquiétude dans le bureau de Julian. C’était à peine s’il ne voulait pas la garder près de lui toute la journée pour s’assurer qu’elle se portait bien. Julian objecta en lui disant que cela ne lui plairait pas du tout. Il ne faudrait qu’il s’attire les foudres de la demi-elfe. Le majordome se précipita vers la porte, son maître lui demanda où il allait. « Prendre des dispositions » lui avait-il répondu. Lesquelles ? Sorrento partit consulter le registre des chambres. Peut-être en restait-il au moins une avec un lit double.
« Mais voyons, que cherches-tu à faire ?
— Je veux qu’on soit à deux.
— Pardon ?!
Le marina poursuivit sa consultation.
— Oui, je redoute qu’elle fasse une bêtise la nuit pendant que je dors. Si je suis avec elle, je la sentirais peut-être s’éloigner.
— Et si tu t’endors complètement ?
— Je ne m’endormirai pas.
Julian lui empoigna doucement le bras pour le stopper dans sa recherche.
— Qu’en sais-tu ? Sorrento, tu angoisses beaucoup trop. Et je doute qu’Enliana soit d’accord pour changer de chambre.
— Je suis persuadé qu’elle a les idées noires. Mais elle ne me dit rien. Si elle sautait par-dessus bord en pleine nuit ? Le froid des océans la tuerait, ou les requins, les pieuvres, d’autres prédateurs. Je veille sur elle depuis le début. Si jamais il lui arrivait quelque chose, je m’en voudrais toute ma vie.
Il relâcha sa poigne.
— Je sais. Seulement es-tu certain de ce que tu avances ?
Sorrento baissa la tête.
— Difficile d’en être sûr, mais mon intuition me dit qu’elle va tenter quelque chose. Elle dit qu’elle va rester seule jusqu’à sa mort. Plus les jours passent et plus je vois la tristesse sur son visage. Enliana a changé, elle n’est plus la même femme que j’ai découverte dans ma chambre. Son silence… il me prend aux tripes. Que puis-je faire pour l’aider ?
— Je doute que tu puisses vraiment faire quoi que ce soit Sorrento.
— Mais je ne veux pas qu’elle meure ! Pourquoi Kanon me l’aurait-il envoyée si je dois la laisser mourir à petit feu ?!
— Tout ce que tu peux faire, c’est prendre soin d’elle autant que possible. Nous ne pouvons rien à sa nature. C’est une demi-elfe, nous sommes des humains. Elle devra accepter le fait que nous soyons différents d’elle. Laisse-lui le temps de prendre ses marques.
— J’ai peur qu’elle ne se l’accorde pas elle-même. »
Julian se sentit impuissant face à la détresse du marina. Le majordome vit enfin une chambre libre avec un lit double. Il était décidé, même si cela paraissait étrange aux yeux des autres. Enliana savait très bien qu’il n’était pas pervers, sinon il y a longtemps qu’elle aurait eu des problèmes avec lui. Une fois la chambre réservée, il prit ses affaires ainsi que ceux de la demi-elfe depuis l’ancienne afin de faire le transfert. Il chercha ensuite Enliana pour la prévenir du changement, mais il eut encore beaucoup de mal à la rejoindre. Cela commençait à l’épuiser moralement. En réalité, il la cherchait partout à l'intérieur du bateau car il était persuadé qu’elle se cachait une fois de plus. Toutefois, c’est sur le pont qu’il la trouva, appuyé sur la rambarde, le regard plongé sur l’horizon, perdue dans ses pensées. Il s’approcha vivement d’elle.
« Enliana, je t’ai cherché partout dans le bateau.
— Il me semble que tu me cherches souvent en ce moment.
Il fut un peu surpris par cette remarque.
— C’est parce que tu t’éloignes sans cesse de moi. Ai-je fait quelque chose qui ne t’a pas plu ? (Elle resta muette.) Enliana, tu me fais la tête depuis la discussion qu’on a eue au sujet de cette fleur. Je suis désolé de t’avoir blessée, mais il fallait que tu te rendes à l’évidence. Je ne veux pas que tu sois malheureuse. (Il remarqua qu’elle tripotait encore un objet dans son sac.) Tu es toujours stressée à ce que je vois... Il faut que je te dise quelque chose. Ce soir nous dormons dans une autre chambre.
Cette fois-ci elle se tourna vers lui.
— Comment ça ? Pourquoi ?
— J’ai préféré la changer. Elle est un peu plus grande que l’autre. Par contre, il n’y a qu’un lit double.
— Un lit pour deux ? Mais qu’est-ce que tu cherches à faire Sorrento ? Je ne te comprends pas. On était bien dans l’ancienne.
— On était un peu à l’étroit quand même.
— Tu préfères qu’on soit à l’étroit dans le lit.
Il eut des sueurs froides, seulement c'était à prévoir.
— Hein ?! Enliana, ce n’est pas dans ce but-là que j’ai fait ce changement.
— Et dans lequel alors ?
— Pour être certain que tu ne fasses pas de bêtises. Tu m’inquiètes, tu as l’air tellement déprimé. Je voudrais te réconforter un peu.
— Ah oui ? En me faisant l’amour ?
Sorrento rougit d’un coup. Cela aurait pu être une proposition intéressante si c’en était une. Il ne savait pas vraiment où se mettre.
— Je te mentirais si je te disais que tu ne me fais aucun effet. Mais tu n’as rien à craindre de moi. Je n’ai pas l’intention de te violer.
— Je le sais, tu as trop d’honneur pour t’abaisser à ça.
Il lui prit les mains.
— Si j’ai pris cette chambre, c’est parce que ça me rassure de t’avoir près de moi. En ce moment j’ai très peur pour toi. Tu sembles ailleurs, on ignore à quoi tu penses, tu tripotes je ne sais quoi dans ton sac. Tu ne faisais pas ça avant. Tu me fais tourner en rond.
— Ne t’en fais pas, cela ne durera pas.
— Rien que cette phrase m’inquiète. Que veux-tu dire ? Je te préviens, je nous enferme cette nuit, je cacherai la clef. Tu ne pourras pas te jeter par-dessus bord. (Elle se mit à rire.) Quoi ? Ça t’amuse que je me fasse du mouron.
— Tu as vraiment de drôles d’idées. Je n’ai pas l’intention de me jeter par-dessus bord. Et si je voulais le faire, je n’attendrais pas la nuit. J’ai déjà eu plusieurs opportunités et je suis toujours là.
— Oh vraiment ?!
— Par contre tu aurais pu me demander avant de changer la chambre. Ça va me faire drôle de me retrouver avec toi dans le lit pour me surveiller.
— Excuse-moi, je n’avais pas réfléchi à ça. (Sans qu’elle s’y attende, il la prit dans ses bras et lui caressa le haut du dos.) J’aimerais moins m’inquiéter pour te laisser plus de liberté. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur, c’est tout.
— Tu ne vas pas passer ta vie à me surveiller quand même ? (Elle commença à apprécier le massage qu’il lui faisait aux épaules. Elle posa la tête contre son torse et l’enlaça. Mais cela lui convenait moyennement. Elle se doutait de ce qu’il faisait. Il voulait la dissuader de passer à l’acte. Et il se pourrait qu’il y parvienne. Néanmoins ce n’était pas l’objectif de la demoiselle.) Ce sera invivable pour toi. »
Le soir les deux jeunes gens entrèrent dans la nouvelle chambre. Sorrento avait laissé Enliana se glisser dans le lit. Lui était assis dessus, le dos tourné et il fixait le hublot. Il voyait quelques petites étoiles dans la pénombre et il songeait. « J’ignore si j’agis convenablement, Kanon. Tu m’as envoyé cette femme mais elle ne voudra jamais de moi ni de qui que ce soit. Tu as sans doute voulu la sauver d’un sort tragique. Seulement vivre ici est une torture pour elle. Je ne sais pas comment l’aider. Il faudrait qu’elle accepte de vivre plusieurs relations dans sa vie. Demain j’essaierai de lui faire comprendre. »
« À quoi penses-tu Sorrento ?
Il se tourna légèrement vers elle.
— Je pensais à Kanon.
— Ah oui ?
— Je me demandais comment il serait s’il avait survécu à cette bataille.
— C’était un de tes amis ?
— Pas vraiment. C’était plus… un collègue. (Il s’allongea près d’elle sous les draps.) Dors bien Enliana. »
Il ferma les yeux, elle aussi, toutefois il ne s’endormit pas tout de suite. Des prières tournaient incessamment dans sa tête, comme s’il voulait qu’elles soient entendues. Silencieusement, il invoquait Poséidon pour solliciter son aide. Sorrento ignorait si le dieu allait répondre à sa demande. Il était tellement désespéré. Même si Enliana ne comptait pas se jeter par-dessus bord, elle tentera sûrement quelque chose. Qu’est-ce qu’il y avait dans son sac ? Il attendit une demi-heure voire une heure pour qu’elle s’endorme, puis il bougea doucement pour sortir du lit. Toutefois, il en fut à peine écarté qu’une voix lui demanda ce qu’il faisait. « Mince alors ! Un prétexte, vite ! »
« J’ai entendu un bruit étrange.
— Ah bon ? Il y a beaucoup de monde sur ce bateau. Peut-être les voisins. Que veux-tu qu’il nous arrive ici ?
Il se rallongea près d’elle.
— Oui, c’est vrai. (Il lui embrassa le front.) Bonne nuit. »
Il se colla à elle et l’enlaça tendrement. Elle se sentait plutôt bien avec lui. Néanmoins cela ne changerait rien à ses plans. Demain elle quittera ce navire, peu importe s’il est au milieu de l’océan. Là où elle veut aller, elle n’a besoin d’aucune terre, juste d’être seule quelques instants. « Seigneur Poséidon, je vous en prie, protégez Enliana ». Cette parole tourna en boucle dans la tête du majordome. Plus le temps passait et plus elle fut marquée par la détermination du jeune homme. La demi-elfe devait vivre.